Ière Partie : Une lente et efficace montée de la tension dramatique.Détail futile pour commencer : j'ai bien aimé que les n° des chapitres soient écrits en toute lettres.
Manifestement, Ian McEwan maîtrise l'art de donner vie à ses personnages, et ce grâce à une description minutieuse de leurs sensations et états d'âme. L'enfance est bien incarnée grâce aux jumeaux, l'adolescence grâce à Briony (sale et négligée) et Lola (l'apprentie séductrice), la jeunesse grâce à Robbie et Cécilia (incertitude/avenir). Le désordre qui règne dans toutes les chambres sauf celle de Briony me semble une notation très juste de ce que peut être une maison de vacances, surtout par une chaleur caniculaire.
Un double patronage : Jane Austen et Virginia Woolf (+Marcel Proust). Cf l'exergue, tirée de
Northanger Abbey. D'emblée, on sait que le thème du livre sera : du danger des romans et de la lecture que l'on fait du monde. La littérature est donc le vrai sujet d'
Atonement, et non pas seulement une thématique du roman (cf les préoccupations littéraires de Briony, les lectures de Cecilia, la formation littéraire de Robbie, + bien sûr la bibliothèque). Un thème classique, qui trouve son équivalent dans la littérature française avec
Madame Bovary de Flaubert, pour aller vite.
Deuxième marraine du livre : Virginia Woolf. Ian McEwan reprend à son compte la technique des flux de conscience, illustrée, entre autres, dans
Mrs Dalloway, et reprise ici dans la Ière partie du livre , en particulier avec la scène de la fontaine vue successivement par les yeux de Cecilia, Robbie et Briony. Le patronage de Virginia Woolf est d'ailleurs ironiquement revendiqué dans la IIIème partie, avec la lettre de l'éditeur, qui commente ainsi le manuscrit que lui à envoyé Briony, Deux silhouettes à la fontaine :
- Citation :
- Vous avez su à la fois capter le flux de pensée et le représenter par de subtiles différences dans l'intention de caractériser vos personnages. Quelque chose a été saisi. Malgré tout, nous nous sommes demandés si cette technique n'était pas trop redevable de celle de Mrs Woolf.
Ce que j'aime moins dans cette Ière Partie qui reste cependant ma préférée du roman :- Quelque clichés peut-être : aux yeux de Ian McEwan, les jeunes filles de bonne famille des années 1930 passent leur temps à fumer cigarettes sur cigarettes, boire des cocktails indigestes et porter des robes aguichantes.
- L'aspect kitsch (voulu) du parc et de la maison, qui fait penser à un décor de théâtre.
Mais là, je fais un peu la fine bouche.
Au fond, on a tous les ingrédients d'un roman d'Agatha Christie : les tensions latentes au sein d'une famille vivant dans une grande maison tarabiscotée, mais le traitement que Ian McEwan fait subir à ces ingrédients est très différent. La traduction française est très bien écrite, ce qui laisse supposer que le texte anglais est bon. On a une montée du suspense extrêmement efficace ; je m'attendais à ce qu'on aboutisse à un meurtre : en fait, on aboutit à son envers, le viol. Demi-méprise, donc, d'autant que la scène de la bibliothèque est interprété par Briony comme une scène de violence. On songe à Hitchcock qui filmait les scènes d'amour comme des scènes de meurtre, et vice-versa.
- Un regret : j'aurais aimé que le personnage d'Emily Tallis connaisse un développement ultérieur.
- Question : pourquoi n'a-t-on pratiquement jamais le point de vue de Lola et de Paul Marshall? Faut-il voir là une stratégie d'évitement de la part de l'auteur?
Autant j'aime bien la scène du vase avec son érotisme et sa violence latentes, autant je n'aime pas la scène de la bibliothèque. Moi qui à ce stade de ma lecture pensais - à tort - que le roman avait été écrit dans les années 1950, Ian McEwan se montrant le digne héritier de V.Woolf dans cette reconstitution de l'atmosphère des années 1930, je me suis dit : trop contemporain. Dans la manière d'écrire, je veux dire. C'est la scène "hot" du livre : pourquoi pas. Mais je déteste la phrase suivante : "Ils retinrent leur souffle jusqu'à ce que la membrane se rompe". Je sais bien que Robbie étudie la médecine, mais quand même, on peut décrire la perte de la virginité autrement, de manière plus poétique. Et puis, cette Cecila, qu'est-ce qu'elle fait de sa dignité? Après une lettre aussi crue, une bonne gifle aurait été bienvenue... Son comportement en cette circonstance me pose un problème par rapport aux conventions sociales des années 1930.
Il y a une attraction physique entre les jeunes gens, certes, mais la chaleur de la journée, l'énervement, l'exacerbation des désirs, l'ennui de ces longs mois passés à la campagne jouent sans doute beaucoup. S'il n'y avait pas eu cette dramatique affaire policière où Robbie est accusé à tort d'un crime qu'il n'a pas commis, je ne suis pas sûre que l'attirance des deux jeunes gens aurait résisté aussi longtemps que dans le roman, en particulier face aux complications liées à la famille et à l'argent.
Malgré toutes les réserves émises, la Ière partie du roman est très bien écrite et tient la route.
Surprise avec la IIème partie : ellipse de 5 ans. Là, j'avoue avoir fait un truc qui m'arrive rarement : j'ai compris que j'allais avoir droit à la description de la guerre et de toutes ses horreurs, et comme j'étais arrivée à la 1/2 du bouquin, avec cette Ière partie extrêmement prenante mais un peu longue, étonnée de ce découpage bizarre (je savais qu'il y avait 4 parties, et je constatais que la Ière occupait la 1/2 du volume, donc que les parties 2, 3 et 4 allaient être plus courtes), je suis allée directement lire un peu de le IIIème partie (confrontation Briony/Cecilia) et l'intégralité de la IVème partie.
Je sais, c'est très mal. D'habitude, je lis tout d'une traite. Mais il faut croire que la Ière partie m'avait pesé, ou alors, il y a un problème avec cette coupure brutale entre partie 1 et partie 2. Et de fait, j'aurais préféré enchaîner avec un compte-rendu du procès de Robbie, avec les sentiments des différents protagonistes. Mais l'auteur est le seul maître à bord après Dieu.
Ceci dit, le fait que les parties soient de longueur inégale ne m'a pas choquée : dans un roman classique, on se serait arrangé pour que les parties soient égales, au risque de diluer la matière dans un flot de considérations inutiles ; ici, j'ai trouvé que ce côté asymétrique de la construction avait quelque chose qui rappelait certains tableaux/sculptures cubistes. (je ne sais pas si je suis très claire ?
) Et les 4 parties sont d'un niveau égal du point de vue de la qualité de l'écriture.
Retour à la IIème Partie, ou : Robbie s'en va-t-en guerre.Je ne m'attendais guère à ce qu'un auteur anglais traite de la guerre de 1940 et de la retraite de Dunkerque : après coup, j'ai trouvé mon a priori stupide. Beaucoup de livres ont déjà évoqué la question, en particulier Robert Merle, dans
Week-end à Zuydcote, dont je suis incapable de vous dire quoi que ce soit, puisque je ne l'ai pas lu, mais qui fait référence.
Ian McEwan s'en tire bien dans cette narration du chemin de croix de Robbie et de ses deux compagnons. Robbie se remémore Cecilia, ses lettres, leur entrevue à sa sortie de prison. Il se remémore également Briony, le béguin qu'elle a eu pour lui à l'âge de 10 ans. Briony y fait allusion dans la Ière partie. Je n'arrive pas à me convaincre que Briony ait + ou - sciemment menti parce qu'elle était jalouse de l'amour de Robbie pour Cecilia. En revanche, il est possible qu'elle ait été jalouse de l'affection de sa soeur au point de souhaiter que Robbie disparaisse de sa/ de leur vie. Mais cette hypothèse n'est pas vraiment relayée par le roman.
IIIème Partie, ou : Briony infirmière.La IIème et le IIIème partie sont très différentes de la Ière : la Ière partie développait plusieurs points de vue ; la IIème développe le point de vue de Robbie, la IIIème, celui de Briony. Dans les deux cas, il faut patienter une page ou deux pour avoir confirmation de l'identité du personnage : personnellement, je trouve ce jeu de devinettes entre l'auteur et le lecteur un peu agaçant.
Nous avons dans cette partie une description de l'activité d'infirmière de Briony à l'hôpital, description préparée par la lettre de Cecilia dans la IIIème partie apprenant à Robbie l'intention de Briony de revenir sur ses déclarations au procès.
Finalement, on n'a pas la description du processus qui a permis à Briony de commencer à douter de ce qu'elle avait cru jusqu'alors, sinon de manière rétrospective dans la Ière partie.
On a tout d'abord une description des blessés dont la souffrance est souvent insoutenable, et qui culmine dans la scène très émouvante où l'on voit mourir un jeune Français, fils de boulanger. Ensuite vient le mariage de Lola avec Paul Marshall, épisode qui est un peu expédié ; la lettre de l'éditeur, très éclairée et éclairante, et enfin l'entrevue de Briony et de Cecilia + Robbie : surprise! Je le pensais mort à la fin de la IIème partie. Cette intuition était la bonne mais Ian McEwan s'ingénie à multiplier les fausses pistes (cf déjà avec l'identité du violeur de Lola : Paul Marshall ? Danny Hardmann? Notons, au passage, qu'en accusant sans preuve l'un des deux, Cecilia cède d'une certaine manière à un préjugé de classe : comme quoi, tout le monde peut se tromper).
Je n'arrive pas à me forger une opinion de cette entrevue. Je suis restée un peu sur ma faim. Bien sûr, je ne m'attendais pas à ce que Robbie et Cecilia pardonnent à Briony. Mais pourquoi leur rend-elle visite? N'aurait-elle pas dû d'abord mettre son projet à exécution plutôt que d'aller s'humilier chez sa soeur ? C'est une fois le jugement cassé que Briony aurait pu espérer renouer contact avec eux. Et la confrontation avec Lola et Paul Marshall est soigneusement évitée, ou du moins rendue inutile : dommage également.
IVème Partie : Epilogue, Londres, 1999.Briony est devenue une vieille dame (77ans). Elle est un écrivain reconnu. Elle apprend qu'elle va perdre progressivement la mémoire, alors qu'elle vient juste de terminer la dernière moûture du grand roman de sa vie, dont on peut supposer qu'il recoupe exactement les contours de ce que nous venons de lire. Ce roman ne pourra être publié qu'à titre posthume. Après tout ce poids de la culpabilité porté sa vie durant, on mesure le soulagement paradoxal qu'elle éprouve en apprenant qu'elle va tout oublier de sa vie passée : l'oubli, la perte de la mémoire apparaît donc comme une forme de rédemption. Surtout que : en fait, Robbie et Cecilia sont morts au cours du Blitz ; tout ce qui suit la scène du mariage de Paul avec Lola a été inventé. D'où sans doute la scène parallèle : Lola et Paul 50 ans plus tard.
Retour au domaine familial transformé en restaurant hôtel de luxe. Dîner d'anniversaire au sein de la famille. Représentation par les petits enfants des jumeaux de la pièce qui n'avait jamais été jouée en I, Les tribulations d'Arabella, écrite par Briony à l'âge de 13 ans : la boucle est bouclée, et ce de manière fort habile : Ian McEwan a réussi à nous rouler dans la farine. Le thème du roman, la naissance d'une vocation littéraire, trouve son aboutissement.
NB : il me semble que la mention de la chambre de la tante Venus, que Briony occupera à la fin, n'est pas anodine. Personnage enfermé (comme la tante Léonie dans A la Recherche du temps perdu, et comme Proust lui-même), Briony devient semblable à sa mère, Emily, qui se retirait souvent dans sa chambre à cause de ses migraines, et qui savait ce qui se passait dans la maison rien qu'en écoutant les bruits, sans avoir besoin de voir : la vue se trouve ainsi partiellement discréditée.
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En résumé, j'admire la construction littéraire de l'oeuvre, mais je n'aime pas l'intrigue amoureuse, qui, d'ailleurs, se révèle, à la fin, pour une bonne part fictionnelle.
S'il avait fallu développer les motivations des personnages, j'aurais dit que Cecilia, en s'accrochant à Robbie, trouve un prétexte pour s'arracher de son milieu familial, que, dans sa rage de jeune adulte, elle rejette ; et que, Robbie est fasciné par Cecilia dans la mesure où elle est la fille des patrons, bien qu'il affiche dans la Ière partie son absence de complexes vis-à-vis de ses origines.
NB : le personnage de la mère de Robbie aurait pu gagner à être développé dans la suite.
On a dans la Ière partie un faisceau de virtualités intéressantes dont aucune n'est réellement exploitée : dommage, mais sans doute que Ian McEwan ne cherche pas à faire un roman psychologique traditionnel. Encore une fois, c'est la littérature le sujet central de l'oeuvre ; l'accès à la littérature, thème proustien par excellence. Proust en vient à l'écriture après la mort de sa mère pour exorciser un sentiment de culpabilité.
La Recherche est le récit de la naissance et de l'affirmation de la vocation d'un écrivain.
Ian McEwan ne se montre donc pas particulièrement original, si ce n'est qu'il adopte un point de vue féminin, celui de Briony. La Ière partie est de loin la plus personnelle, la IIème et la IIIème partie étant davantage marquées par l'aspect documentaire, d'ailleurs moqué au début de la IVème partie quand Briony vient rendre des documents à la bibliothèque de l'Imperial War Museum.
Autres remarques (digressives) qui me viennent à l'esprit concernant l'importance de la littérature dans le roman : le fait que Cecilia lise
Clarissa Harlowe de Richardson au début du roman. Cela a probablement un sens. Je crois que c'est un roman par lettres (cf l'importance des lettres dans le roman de Ian McEwan). C'est le récit d'une séduction par un Lovelace. Paul Marshall serait ce Lovelace moderne, mais les choses ont changé depuis le XVIIIème siècle : les jeunes filles ne sont plus si naïves et innocentes. La véritable séductrice, c'est Lola -on devrait effectivement plutôt dire Lolita.
Intéressante également, la description de la dégénérescence d'un monde : Cecilia et son frère ne sont pas des élèves brillants ; le lien qui unissait leurs parents s'est peu à peu dissous et on apprend en IV que le père de Briony s'est remarié. La soeur d'Emily Tallis, Hermione, est en train de divorcer. Les domestiques ont des vues sur les filles de leurs maîtres (Robbie/Cecilia, Hardman/Lola). Le fils de bonne famille, Paul Marshall, se commet avec une fille beaucoup plus jeune que lui. Le spectre de la guerre est présent dès le début, avec le père, qui travaille au ministère, et la famile Marshall, qui a trouvé dans l'armée un marché où écouler ses chocolats. Mais le thème, banal en lui-même, n'est qu'esquissé.
Le personnage le plus intéressant et le plus complexe, somme toute, c'est Briony ; Robbie et Cecilia ne sont que des figures.
L'auteur est brillant, peut-être trop : si je trouve les jeux formels du livre intéressants, j'accroche moins que lorsqu'il se place à l'intérieur de ses personnages, de ce qu'ils vivent. C'est pourquoi j'ai une prédilection particulière pour le début, même si la IVème partie constitue une pirouette habile et un joli tour de force et si II et III ne déméritent pas par rapport à l'ensemble.
Un bon roman, donc, que je relirais sans doute avec plaisir, même si je n'aime pas ce qui en constitue le fond.