Darcy est-il un grand timide ?

A la suite d'une discussion avec LilyBart sur la possible "anxiété sociale" de Darcy dans le topic sur le podcast First Impressions (que nous vous conseillons toutes les deux fortement  ), j'ouvre un sujet sur un aspect intéressant de la personnalité de Darcy dont on parle beaucoup depuis quelques années, à savoir son caractère introverti.


Pour certains lecteurs, sa timidité pose question. Est-il vraiment un grand timide ? Peut-on même dire qu'il souffre, comme l'avancent plusieurs critiques, de ce qu'on appelle une anxiété sociale ?

Pour moi, il ne fait aucun doute qu'au delà de son apparence froide et de son arrogance manifeste, Darcy est un homme très peu à l'aise en société. Il se montre de très mauvaise humeur lorsque Bingley lui demande de se joindre aux danseurs lors du bal de l'Assembly room. Même s'il dénigre la danse de manière méprisante, on est en droit de se demander s'il ne tient pas à y échapper par timidité. Pour moi, il n'a pas particulièrement envie de se mettre en scène et surtout de converser de tout et de rien avec des étrangers (ce qu'on demande nécessairement à un partenaire de danse).
Ce genre de festivités peut vite virer au cauchemar pour une personne réellement introvertie.
De plus, dans mon souvenir Darcy nous est présenté à travers le regard d'Elizabeth. On ne connaît encore rien de lui quand il apparaît au premier bal, si ce n'est qu'il est sans doute l'homme le plus riche du Derbyshire ! Or, pour moi, Darcy ne porte pas sa timidité en étendard, il se montre sur la réserve par réflexe d'auto-défense.
Il me semble aussi légitime de se demander si son statut social, voire même son apparence physique ne représentent pas un frein pour lui. Il est habitué aux égards et aux courbettes, peu de monde doit se comporter de manière naturelle face à lui, ce qui doit forcément contribuer à ériger des barrières entre lui et les autres.

Dans les deux plus récentes adaptations, les réalisateurs ont l'occasion de le mettre en scène de leur manière propre et donc de le détacher plus facilement du regard d'Elizabeth. Selon vous, Darcy y est-il montré comme un homme profondément introverti ? Y a-t-il plus de vulnérabilité chez lui que ne le laissent présager ses manières fières et son attitude hautaine ?

Depuis le temps que je le vois mentionné, je me suis abonnée au podcast sur Spotify et j’ai hâte de l’écouter

C’est un sujet très intéressant à explorer. Je pense qu’à divers moments du récit, la réserve de Darcy peut être lue de bien des manières. Le regard d’Elizabeth nous oriente d’abord vers un caractère méprisant et arrogant. Il est évident que le statut de Darcy au sein de la société n’aide pas à le voir autrement et je crois même que s’il est quelqu’un de bon, il n’est pas exempt d’un certain mépris. Il n’y a qu’à voir la première déclaration qu’il fait à Elizabeth.

En fouillant un peu, il est clair que Darcy est un véritable introverti et même son statut n’y changera rien. Comme tu le dis, son éducation et le fait que tout le monde se prosterne devant lui n’aide pas du tout à le mettre à l’aise (quand on pense à la montagne de responsabilité liés au nom de Darcy…) et l’écarte d’autant plus du monde. Ce doit être difficile pour lui de s’exprimer là-dessus ou même de se faire aider car il n’est pas censé avoir à se plaindre de sa condition… Double fardeau donc pour lui, ce qui explique qu’il puisse être paralysée à la perspective d’une danse. J’imagine même qu’il préfèrerait qu’on le juge arrogant plutôt qu’il laisse entrevoir cette fragilité (qui n’est pas un mal en soi).

Quant à son physique, c’est intéressant de le mentionner, car je ne pense pas qu’à cette époque les hommes étaient éduqués en se sachant beaux ou laids. Leurs manières parlaient pour eux et on voit comme des hommes, à l’image de Wickham, qui ont le contact facile sont tout de suite considérés comme agréables et, par extension, séduisants. Je ne me souviens pas de la façon dont Darcy est décrit physiquement, même s’il est évidemment loin d’être un laideron. Pour le mot de la fin, je trouve que Colin Firth et Matthew McFadayen, deux acteurs si séduisants, ont fait un boulot admirables en réussissant à communiquer le personnage de Darcy tout en nuance.

Quelle question intéressante et j'aime beaucoup vos analyses ! (je n'ai pas encore écouté le podcast, mais il est sur ma liste !)
J'ai surtout en tête les adaptations, il faudrait que je relise le roman pour répondre plus précisément, mais je suis d'accord avec vous. Il est vrai que Darcy n'a pas du tout la même attitude quand il est dans un endroit qu'il ne connaît pas avec des personnes qu'il ne connaît pas, et quand il est dans son cercle proche (Bingley, sa sœur, ou les Gardiner quand il est à Pemberley). Il semble mal à l'aise en société et le reconnaît (la citation célèbre que l'on voit sur la photo). Alors certes, on pourrait dire que ce n'est pas une raison pour être désagréable et il fait bien sentir qu'il voudrait être n'importe où mais pas dans cette salle de bal (je pense à la première rencontre), et comme tu le dis Carole.reads, il n'est pas exempt d'un certain mépris, lié en partie à son éducation (quand on voit Caroline Bingley ou Lady Catherine de Burgh, elles gagnent haut la main dans ce domaine). Mais Austen en fait quelqu'un de sympathique une fois qu'on le connaît (la manière dont il protège sa petite sœur, son attitude envers les Gardiner, le fait qu'il va aider Lydia par amour pour Lizzie mais discrètement, le commentaire de Mrs Reynolds sur sa personnalité)... Et puis quand on est introverti ou qu'on souffre d'anxiété sociale, il est bien difficile de "faire semblant"...

Tout comme Emjy, je vous recommande chaudement le podcast First Impressions !

Et j'adhère totalement à cette théorie concernant Darcy.

Emjy a écrit:

Pour moi, il ne fait aucun doute qu'au delà de son apparence froide et de son arrogance manifeste, Darcy est un homme très peu à l'aise en société.

Tout à fait, et je dirais même que c'est son malaise en société qui le fait paraître arrogant et froid. Il n'arrive pas à engager de conversations comme le font les autres, et il ne maîtrise pas leurs codes, ce qui le fait paraître désagréable. Et comme le dit bien Miss Artemis Holmes,

Miss Artemis Holmes a écrit:

Et puis quand on est introverti ou qu'on souffre d'anxiété sociale, il est bien difficile de "faire semblant"...

Du coup, il est parfois un peu brutal, il ne sait pas faire des courbettes aux autres comme on l'attend de lui. Il dit ce qu'il pense et est souvent mal perçu par ceux qui reçoivent ses remarques un peu trop honnêtes. Le problème, c'est que c'est un cercle vicieux : plus il est distant, froid et trop franc, plus les autres s'éloignent de lui, plus il se sent en décalage par rapport à eux et a du mal à se mêler à l'assemblée.

Emjy a écrit:

De plus, dans mon souvenir Darcy nous est présenté à travers le regard d'Elizabeth. On ne connaît encore rien de lui quand il apparaît au premier bal, si ce n'est qu'il est sans doute l'homme le plus riche du Derbyshire ! Or, pour moi, Darcy ne porte pas sa timidité en étendard, il se montre sur la réserve par réflexe d'auto-défense.

Je pense aussi que c'est un acte d'auto-défense, d'auto-préservation. Il évite de se mettre dans des situations où il sait qu'il sera mal à son aise et risque de faire des bourdes. Et le fait qu'on le rencontre sous le regard d'Elizabeth (et du reste de la communauté, puisqu'il est avant tout montré comme un célibataire éligible et riche), permet vraiment de se rendre compte de l'image qu'il offre aux autres : très froid, distant, et par interprétation, fier. Et il s'agit vraiment d'une erreur de jugement de le penser fier ou hautain : il apparaît peu impliqué et donc les gens se demandent "est-ce qu'il se croit mieux que nous ?" Le fait qu'il soit aussi riche, et attise autant de convoitise favorise ce type de jugement, je pense.

carole.reads a écrit:

Quant à son physique, c’est intéressant de le mentionner, car je ne pense pas qu’à cette époque les hommes étaient éduqués en se sachant beaux ou laids. Leurs manières parlaient pour eux et on voit comme des hommes, à l’image de Wickham, qui ont le contact facile sont tout de suite considérés comme agréables et, par extension, séduisants. Je ne me souviens pas de la façon dont Darcy est décrit physiquement, même s’il est évidemment loin d’être un laideron.

C'est très intéressant ce que tu dis. Effectivement, Jane Austen ne décrit pas tellement le physique de ses personnages, mais beaucoup plus leurs manières et attitudes. Et étrangement, cette façon de dépeindre les personnages au travers de leurs actions les rend d'autant plus marquants : on leur colle dans notre tête des traits physiques qui correspondent à leurs façons d'être. C'est pour cela, je pense, que certains passent pour être "agréables", dans tous les sens du terme, et d'autres beaucoup moins !

En ce qui concerne Darcy, il me semble que l'adjectif "handsome" est utilisé à plusieurs reprises dans le roman, mais en général avec l'implication d'un certain regret qu'il ne possède pas aussi toutes les autres qualités d'un parfait gentleman, comme Bingley, par exemple. Et pour moi, Jane Austen fait une sorte de critique de cette image de l'homme parfait, au physique et aux manières impeccables. Elle invite à regarder un peu plus loin, à aller sous la surface, pas seulement des apparences, mais des façons d'être aussi. Et justement, sous la façade rigide et visiblement hautaine de Darcy, se cache un homme généreux et vulnérable.

Miss Artemis Holmes a écrit:

Il est vrai que Darcy n'a pas du tout la même attitude quand il est dans un endroit qu'il ne connaît pas avec des personnes qu'il ne connaît pas, et quand il est dans son cercle proche (Bingley, sa sœur, ou les Gardiner quand il est à Pemberley).

Ce point me paraît important : s'il souffre d'anxiété sociale, il est naturel qu'il se sente beaucoup mieux et plus libre d'être lui-même en présence de ses proches, où les conventions sont moins proéminentes et où ne se sent pas bloqué par des millions de règles qui lui échappent. Et je me souviens que le regard d'Elizabeth change progressivement, surtout quand elle l'a vu en compagnie de son petit cercle proche, où elle découvre le visage qu'il n'ose pas montrer en société.

Et dans sa relation à Elizabeth, je pense que ce sont justement les qualités qui lui manquent qu'il admire chez elle : son aisance à ouvrir et entretenir une conversation, son naturel et sa spontanéité. Il y a plusieurs moments où il l'observe (je dirais même la fixe ), et je pense qu'il est fasciné par elle. Est-ce qu'il découvre à travers son exemple qu'on peut être sociable tout en restant vrai ?

Dans la conversation du podcast, elles mentionnent un moment clé qui est très important : quand Elizabeth joue du piano et qu'ils ont une conversation plus personnelle. Il lui avoue qu'il a du mal à échanger avec aisance avec des inconnus, et elle lui répond qu'elle sait qu'elle jouerait mieux du piano si elle s'y entraînait davantage. Elle veut lui dire que rien n'est figé, que nos difficultés peuvent évoluer si on y travaille suffisamment. Je trouve cela un message plein d'espoir, elle ne le condamne pas et lui montre la possibilité de s'ouvrir aux autres. L'histoire s'arrête à leur mariage, mais j'aime bien m'imaginer qu'avec la présence et le soutien d'Elizabeth, il se libère petit à petit de sa timidité et de son anxiété

Je trouve ce sujet de discussion encore plus intéressant après vous avoir lu les filles
Darcy est un personnage fascinant dont on pourrait parler pendant des heures

Citation :

Et dans sa relation à Elizabeth, je pense que ce sont justement les qualités qui lui manquent qu'il admire chez elle : son aisance à ouvrir et entretenir une conversation, son naturel et sa spontanéité. Il y a plusieurs moments où il l'observe (je dirais même la fixe  ), et je pense qu'il est fasciné par elle. Est-ce qu'il découvre à travers son exemple qu'on peut être sociable tout en restant vrai ?

J'aime beaucoup ce que tu écris là, LilyBart. Je pense aussi que Lizzy excerce une fascination chez Darcy très tôt dans le roman. Il apprécie son sourire et son regard, et bien sûr ses manières affables et naturelles qui tranchent radicalement avec l'hypocrisie d'une société qu'il côtoie tous les jours ou presque. Les qualités d'Elizabeth, on les retrouve d'ailleurs chez Bingley ou les Gardiner.
Les héros et héroïnes de Jane Austen forment des couples souvent complémentaires. L'un apprend et évolue au contact de l'autre et inversement. C'est particulièrement le cas avec Darcy je trouve. D'ailleurs, dans sa deuxième demande en mariage, où il lui confit que ses sentiments n'ont pas changé, il rend homme à sa personnalité et lui dit qu'il a su changer grâce à elle. Ce passage est sobre et d'autant plus émouvant, car on ne tombe pas dans l'épanchement amoureux (et c'est tant mieux !)

Sinon, il est souvent dit que Pemberley symbolise parfaitement la personnalité de Darcy. Il s'agit d'une superbe demeure mais dont la beauté se démarque du faste ostentatoire de Rosings par exemple. Pemberley est davantage vu comme un écrin caché du regard du monde, qui ne se dévoile qu'une fois que le visiteurs ont traversé les bois et le parc. C'est aussi une grande propriété au luxe discret, en totale harmonie avec son cadre naturel.

Emjy a écrit:

Sinon, il est souvent dit que Pemberley symbolise parfaitement la personnalité de Darcy. Il s'agit d'une superbe demeure mais dont la beauté se démarque du faste ostentatoire de Rosings par exemple. Pemberley est davantage vu comme un écrin caché du regard du monde, qui ne se dévoile qu'une fois que le visiteurs ont traversé les bois et le parc. C'est aussi une grande propriété au luxe discret, en totale harmonie avec son cadre naturel.

C'est vraiment très touchant comme métaphore
Je n'y avais jamais pensé, même si la différence de richesse entre Pemberley et Rosings est marquante (et marquée) par l'autrice !