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 Lettre de Branwell à Emily

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AuteurMessage
eliserougegrez
Ecrivain en herbe




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MessageSujet: Lettre de Branwell à Emily   Lettre de Branwell à Emily Icon_minitimeSam 15 Juil - 15:59

Bonjour à tous,

Aux détours d'une relecture des Hauts de Hurlevent, je viens de tomber sur une mystérieuse lettre de Branwell adressée à Emily, qui est entièrement reproduite dans la postface de Raymond Bellour dans l'édition Folio classique de "Hurlevent". Ne sachant pas vraiment comment l'interpréter je vous la copie ci-dessous dans l'espoir que nous puissions en discuter ensuite. Je copie également le début de la postface avec la présentation de la fameuse lettre.

Le début m'interroge particulièrement, notamment avec la mention des "livres savants qu'on nous consacre" et des "biographes" évoqués ensuite, ainsi que certains passages de la lettre qui montrent que Branwell n'a pas pu l'écrire.

Merci par avance!


Vivre A Deux

Gide, dans ce qui va devenir son Journal, en 1893, il vient d'avoir vingt-quatre ans : « Le roman que j'aimerais le plus avoir vécu, c'est encore, je le crains bien, Wuthering Heights. »
Ainsi pourrait-on vouloir vivre ce qu'on lit. Mais une menace s'y attache, liée au temps de la formulation- irréel du passé devenu condition d'un vœu. Quelqu'un comme Gide ne risque pas une phrase pareille sans s'engager par là sur la nature de ce livre, son caractère unique. Parce que Wuthering Heights est le seul livre que j'ai cru, un jour, donc pour toujours, avoir vécu, ou fait semblant de vivre. On peut finir par se sentir très démuni, comme un peu d'outre-tombe, avec ce livre, si on épouse sa leçon de solitude, sans doute ce qu'il a de plus torturant et d'inégalable. Sauf s'il arrive qu'une « fille de quinze ans » téléphone et vous dise, à son tour, comme Gide qui serait aujourd'hui son arrière-grand-père, que Wuthering Heights est à ses yeux le livre le plus important qui soit. Il y aura eu ainsi une histoire d'amour, comme une histoire de fantômes, entre la Nouvelle Vague et les Brontë. Truffaut disposant avec soin des images de leur vie familiale dans la maison des Deux Anglaises et le Continent, modifiant à mots couverts l'histoire des deux sœur de Henri-Pierre Roché, Muriel et Anne, pour la calquer en filigrane sur celle de deux autres anglaises, Charlotte et Emily : « admirables sœurs Brontë ». Rivette tentant de glisser sa passion du théâtre, du jeu et de la gravité adolescente entre les corps des personnages de Wuthering Heights, les attirant vers nous par un transfert de date et de style propre à en faire nos presque contemporains. Téchiné s'attaquant directement à la biographie infiltrée de mythe pour nous rendre actuels les corps passés, à travers les acteurs-mannequins qui les frôlent. Godard, enfin, précipitant dans un chemin creux de forêt, à l'occasion d'un week-end meurtrier, la figure improbable d'Emily Brontë, en costume d'époque, et faisant avec elle un tour « du côté de Lewis Caroll ». La scène est emblématique : au couple qui l'assaille de sa vulgarité, si contemporaine, « Mademoiselle Brontë » oppose sa croyance aux éléments, aux énigmes et aux mots. Et elle en meurt. Brûlée, le feu mis à sa robe par les incroyants qui espèrent la réduire au silence. Elle se consume entre les arbres, projetant dans l'image, longtemps, sa lueur. Peut-être celle qui fait prendre son roman pour la vie. Quelle est cette lueur ? Disons : la lueur de l'inceste. Si ce n'est que l'inceste n'est pas dans Wuthering Heights un contenu à découvrir, mais plutôt un état qui doit être éclairé, à partir de la lueur qu'il projette. C'est « le plus mystérieux rapport ». On n'a sans doute jamais aussi nettement posé sa nécessité, marqué son impossibilité comme son triomphe. Contrairement à tant d'autres récits (romantiques,surtout) dont il est le secret plus ou moins indiscret, l'inceste ou l'état qui tiens lieu est dans Wuthering Heights réfléchi pour lui-même ; cerné dans ses conditions de réalité. Si bien que sa qualité d'enfermement propre n'opère pas ici par réduction ou échappée de la scène d'ensemble où il s'inscrit. Il se produit au contraire une adéquation sensible qui étend au tout du monde impliqué les conditions d'un tel état. Une pareille adéquation fait de ce monde, à la fois restreint et immense, le seul monde possible, dans une unicité que n'entament en rien les « sorties » nécessaires à son existence. Le caractère exceptionnel et la perfection de cette clôture permettent de situer le récit d'Emily Brontë à un point exact de rencontre entre le mythe et le roman. Ils se croisent au moment qui voit s'étendre l'emprise de l'enfance et de la famille, et saisit la Nature dans ce qui la menace. La qualité d'éternité imprimée aux conflits en jeu par une jeune femme au destin peu commun sera ainsi propre à nourrir le vœu si intense de Gide, ce qu'il réveille en chacun.

Mais ce dont Gide ne dit rien, qu'il a toujours caché, et qui l'a d'autant plus attaché à ce livre qu'il ne cessera, toute sa vie, de lire et de relire, c'est une lettre, reçue, un beau jour, d'Angleterre. Elle lui venait de C.W. Hatfield, l'homme qui a vécu plus qu'aucun autre dans l'intimité des Brontë. C'est lui qui a manuscrit, en marge de son travail de bureau, la masse impressionnante des écrits inédits des quatre enfants, Charlotte, Emily, Anne et Patrick Branwell. Ils avaient été retrouvés en 1895 par un libraire londonien, Clement Shorter, à Banagher, en Irlande, où s'était retiré le dernier survivant de la famille, le mari de Charlotte. Recensés, regroupés, puis revendus, dispersés dans de nombreuses collections, publiques et privées, en Angleterre et aux Etats-Unis, ces manuscrits ont été presque tous à nouveau réunis par Hatfield qui a ainsi transcrit pendant plus de vingt ans, avec une passion inlassable, les milliers de pages couvertes de l'écriture minuscule, si particulière, par laquelle les quatre enfants Brontë ont longtemps imité la composition imprimée. Ces transcriptions serviront largement, au fil du siècle, aux nombreuses éditions, plus ou moins imparfaites, des poèmes et des écrits de jeunesse des Brontë publiée par Hatfield en 1941.
Un petit texte a pourtant jusqu'ici échappé à tous les recensements. Il s'agit d'une lettre de Branwell à sa soeur Emily. Elle n'est pas datée, et curieusement postérieure à tous leurs écrits. Peut-être a-t-elle été retrouvée par Hatfield, comme cela est arrivé souvent, à l'intérieur d'un autre manuscrit avec lequel on pouvait la confondre d'autant mieux qu'elle est rédigée en « caractère imprimé », et non en cursive, comme certains écrits plus tardifs et les lettres. Hatfield a conservé par devers lui ce manuscrit, sans le mentionner, sans doute à cause de son caractère unique. Mais, de façon inattendue, il en a un jour fait parvenir une copie a Gide. Il connaissait son intérêt pour les Brontë, pour James Hogg, l'auteur favori de Branwell (dont Gide a fait traduire le chef d'œuvre, Confession d'un pécheur justifié), et surtout sa passion pour Wuthering Heights et Emily. Hatfield a certainement deviné aussi que cette lettre touchait Gide au plus près. C'était si vrai que Gide l'a lui-même conservée jusqu'à sa mort, sans jamais en parler. Elle n'a ainsi été retrouvée que très tard, parmi certains papiers confidentiels. Sa parution avait été prévue pour le premier numéro des Cahiers André Gide. Mais les héritiers, séduits à l'idée d'une édition vraiment complète de l'œuvre des Brontë, entreprise en France dans les années 60 par l'auteur de ce texte, avaient eu le générosité de lui réserver la primeur de la fameuse lettre. Elle confirmait bien ses vues- en particulier à l'égard des Juvenilia de Charlotte et Branwell, jamais encore publiés convenablement en anglais, et qui faisaient la nouveauté du projet. Tout cela a été, depuis, différé sine die. Il fallait donc finir par rendre justice et à Gide, et a Hatfield, et à Branwell Brontë. Rien ne pouvait mieux convenir qu'une nouvelle parution de Wuthering Heights, sur lequel porte l'essentiel de la lettre. Quant à son authenticité, elle n'est guère plus à mettre en doute que la parole de petit pâtre, à la fin du roman d'Emily. Peu après la mise en terre de Heathcliff, dix-huit ans après la mort de Cathy, il vient confier en pleurant à Nelly qu'il a aperçu sur la lande « Heathcliff et une femme sous la pointe du rocher ». Ici comme là, il s'agit seulement d'aller droit au plus vrai


Lettre à sa sœur Emily

Il y a cette chose dont je voulais depuis si longtemps te parler. Cela a fait couler pendant un demi-siècle beaucoup d'encre, au point d'être devenu un passage obligé dans les livres savants qu'on nous consacre, où on se soucie pourtant peu de moi comme écrivain. Je veux parler de cette part que j'aurais prise à la rédaction de Wuthering Heights.
Nous savons toi et moi qu'il n'en est rien. Le moindre imbécile peut voir que nous n'avons pas une phrase en commun, pas une ombre de rythme ni de respiration à partager. Il suffit de relire mon récit inachevé de 1845, « And the Weary are at Rest », mon dernier effort pour écrire ; il a contribué à la méprise, à cause du mystère qui l'a longtemps entouré. Des choses ont pu y paraître semblables : les landes du Yorkshire ; le vieux S'Death, si pareil à Joseph ; Percy, tournant autour de Maria Thurston, qui a fait songer à Heathcliff. Mais ton histoire est dans son fond toute autre, alors même que je la sens trop proche. C'est ce qui me pousse à t'écrire. Il s'agit de la chose la plus profonde et la plus mystérieuse. Les mauvais biographes ont raison. Sans moi, tu n'aurais jamais écrit Wuthering Heights. Et non pas seulement parce que je t'aurais offert un model avec ce pauvre Hindley, sa faiblesse, sa déchéance, sa folie. Ni même à cause de Heathcliff, qu'on peut prendre pour un amant frustré, comme je l'ai été dans mon histoire avec Lydia Robinson. Si bien que ma vie déplorable, dès ce mois de juillet 1845 où je suis revenu frappé à mort à la maison, t'offrait déjà deux parts des personnages, liés par la force indissoluble qui les fait exister ensemble et se torturer l'un l'autre, dans ton récit, de l'enfance à la mort. Mais là n'est pas la vraie question. Elle me revient tout entière tout entière dans les mots que tu prêtes à Cathy : »Je suis Heathcliff ». Je me suis souvent répété, dans une brume de plaisir et d'agonie, les phrases dont tu les entoures. « Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois ; le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessité. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non pas comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être »

Si ces phrases m'affectent tant, c'est que « je suis Heathcliff ». C'est moi, Heathcliff, depuis le commencement du temps qui nous est commun. Si Cathy pense être Heathcliff, et si tu penses l'être à travers elle, c'est que je le suis avant tout, mais en étant exclu de ce que cela suppose, et pour toi, et pour moi. Je vois bien que Cathy tire de lui sa force, de vie et mort, et que par là Heathcliff est l'énergie qui rend possible ton récit, qui s'achève avec sa mort et par sa mort, ce qu'elle conclut et libère. Heathcliff est la force dont tu tiens ton livre, son principe. Et je suis ce principe, je le suis, comme je sais que j'ai deux mains. Mais seulement dans la mesure où j'en suis dessaisi, passé en toi, chacune de mes mains me fuyant et me revenant dans le miroir où tu l'attrapes, par une opération qui nous a fait semblables, plus proches que le proche, et pourtant maintenus à une distance terrible. C'est là où tu te tiens, seule en toi-même, et pourtant jamais délaissée, haute et souveraine, avec cet Heathcliff que je suis.
Il n'y a pas d'autre question dans ton livre que Heathcliff. Savoir d'où vient Heathcliff, et ce qu'il pourrait être. C'est la question qui envahit Nelly, quelques pages avant la fin, un jour à peine avant la mort de Heathcliff, quand elle le voit pénétrer dans la chambre du lit à panneaux, le lit de Cathy et d'enfance, dont la fenêtre communique avec le temps. « Mais d'où venait-il, ce petit être noir, recueilli par un brave homme pour sa ruine ? » Moi, je sais une chose : l'arrivée de Heathcliff, au début de l'histoire- non pas le début du récit, mais bien de l'histoire de Nelly, qui date pour toi le début de tout-, cette arrivée rappelle une autre scène que tu n'aura pas oubliée, même si tu n'avais alors que neuf ans. Nous l'avons racontée, Charlotte et moi – je veux dire écrite, parce qu'elle a bien sûr d'abord eu lieu, mais sa répétition est ce qui en tient lieu, la fondait avant même qu'elle n'ait lieu. Charlotte a écrit la première (cela m'émeut au point que je conserve sa graphie de treize ans, dans ce manuscrit dont tu te souviens peut-être, The History Of The Year). « Jeunes Hommes papa avait acheté à Branwell quelques soldats à Leeds quand papa revient à la maison il faisait nuit et nous étions au lit alors le lendemain matin Branwell accourut à notre porte tenant une boîte de soldats Emily et moi nous sautâmes hors de nos lits et je m'emparai de l'un des soldats et m'exclamai voilà le duc de Wellington ce sera le mien ! Quand j'eus dit cela Emily en prit un aussi et dit qu'il serait à elle quand Anne descendit elle en prit un aussi. Le mien était le plus beau de tous et parfait en tout celui d'Emily était un gaillard au regard grave nous l'appelâmes Gravey, celui d'Anne était une drôle de petite chose tout comme elle, nous l'appelâmes waiting Boy, Branwell choisit Bonaparte. » Cette scène, je l'ai racontée à mon tour deux fois, dans The History of the Young Men, qui a été la Bible de l'Illiade de notre grand jeu. Dans l'introduction, je mentionne la même boîte de soldat rapportée par papa de Leeds, et qui ouvre le jeu (« cette Histoire est l'exposé de ce que moi-même, Charlotte, Emily et Anne, prétendîmes être arrivé aux Jeunes Hommes »). Et la scène revient au moment où les quatre grands génies, Tallii, Brannii, Emmii et Annii choisissent leurs quatre héros, destinés à devenir Rois dans notre Afrique de légende : Wellington, Sneaky, Parry et Ross (mais c'était moi, Brannii, le vrai chef de Chefs Génies, même si Charlotte en tant qu'aînée, se croyait la plus grande.)
Voilà la scène qui revient au début de l'histoire de Wuthering Heights. Le père Earnshaw part pour Liverpool faire on ne sait quoi. Il demande à ses deux enfants, Hindley et Cathy, quels jouets ils désirent. Il revient trois jours plus tard, épuisé, ouvre son manteau, d'où surgit Heathcliff : « un présent de Dieu, bien qu'il soit presque aussi noir que s'il sortait de chez le diable ». L'enfant abandonné et recueilli a pris la place des jouets attendus, le violon et la cravache (l'un cassé l'autre perdue). Heathcliff est le jouet fabuleux que tu t'es inventé pour occuper la place des soldats rapportés par papa. Mes soldats, que je vous ai d'abord prêtés puis donnés (je le rappelle dans une note que The History of the Young Men). Nos soldats, grâce auxquels nous avons commencé tous les quatre à inventer nos histoires. Ces histoires à travers lesquelles nous nous sommes, Charlotte et moi, pendant si longtemps figurés, cherchés, aimés, haïs. Ces histoires avec lesquelles ton roman entretient, parmi vos romans à toutes trois, le rapport le plus proche. Il en est l'aboutissement, le rêve transformé, comme un cristal où je me reconnais, tué en moi-même et métamorphosé. Cela remonte sans doute au moment où, avec Anne, tu nous quittes pour créer ton propre jeu. C'est une façon de te détacher de nous, de moi, pour mieux me retrouver. Plus aucun compte à rendre, tu peux m'inventer à ta guise. Nous sommes dans deux mondes différents, mais je sais bien que vous nous imitiez. Et je demeure au centre de tout, seul frère, seul garçon, offert à votre fantaisie à toutes, à la fois héros et victime désignés. Cela se passe bien sûr avant tout avec Charlotte, puisque c'est ensemble et l'un contre l'autre que nous jouons et écrivons. Mais, dans le secret, c'est toi qui t'empares de moi le plus profondément. On ne saura jamais comment, ni a quel point. Tes textes ont disparu, comme ceux d'Anne, à l'exception de tes poèmes sur lesquels on s'acharne à retrouver ce qui ne peut l'être, pour tenter d éclairer Wuthering Heights, pour te réinventer alors que tu as aussi bien choisi de te détruire. J'ai souvent pensé qu'après ta mort Anne avait tout brûlé, ou tout enfoui dans le jardin de la maison, à même la terre, comme les cercueils des héros de ton roman. La terre où des milliers de pages dormirait à l'abri des biographes. Avec, au beau milieu, j'aime l'imaginer, mon image, plus vive que jamais. Elle est tout à fait tienne, sans conflits ni partages autres que ceux que tu reçois de nous, de ce duel d'images auquel nous nous livrons, Charlotte et moi, et que tu retravailles à ta guise. C'est aussi pour cela qu'avec Anne, vous concevez le même monde, mais des personnages distincts. Tu peux ainsi aller d'autant mieux au bout de ta hantise, comme tu le feras, seule d'entre nous, jusqu'a la fin fidèle au jeu d'enfance. Tu es plus loin de moi que ne l'était Charlotte. Mais elle a dû finir par vraiment s'éloigner, me plaindre et me mépriser. Alors que tu as toujours été tellement plus proche en toi. Jusqu'à te confondre avec moi, comme Cathy avec celui qu'elle appelle « mon Heathcliff », et qui est dans mon âme. Heathcliff est beaucoup plus qu'un personnage : désir de la sœur pour le frère comme du frère pour la sœur, il est aussi le nom du jeu qui les unit, de la scène où ce désir se vit. Je suis Heathcliff, et tu l'es à ma place. Tu as pu l'être, sans que j'y aie part, voilà l'insupportable, la qui t'a fait accaparer la vie et surmonter la mort où je me suis enfoui. Mais dans la vraie vie tu ne m'as survécu que trois mois. J'étais ta vie même si j'étais mort en moi depuis longtemps.
Je voudrais te faire comprendre, et surtout essayer de me raconter à moi-même comment cela est devenu possible en nous faisant nous le remémorer ensemble. Ton roman, si étrangement seul, à cause de la perte de ce qui les précède, si extrême, comme frappé par sa propre puissance, et pourtant si intimement composé de nos corps et de nos pensées. Un roman familial, en somme. Puisque nous n'avons cessé de construire et de reconstruire des familles. Des familles Brontë imaginables, acceptables, invivables, au gré du désir de chacun, ses possibilités face au désir des autres. Souviens toi de Charlotte, s'inventant dans Villette, des années après notre mort, sous un nom déplacé qui ne trompe personne (Bretton), la famille parfaite : grâce à quelques transformations et compressions de noms, de personnages, elle peut enfin marier le bon Branwell et la bonne Charlotte, sortis tout droit de nos écrits, l'un fils d'une double image de tante et l'autre d'une triple image de père. Tout simplement pour faire comme à la maison, où tante avait pris la place de mère puisque mère était morte, et que chacun de nous pouvait avoir au moins une double origine, dans les rêves tenaces que se font les enfants. Pour les familles, Charlotte a toujours été la plus forte. Avec la bénédiction de papa, qui ne manquera pas de s'en faire l'écho, trop fier de retrouver sa place et « son » propre héros, elle s'est emparée de la famille du duc de Wellington qui lui offre le modèle idéal d'une famille Brontë réduite au plus simple. Un père et fils, aux prénoms identiques. Une mère, Catherine, qui meurt en 1831, quand notre jeu se cherche et s'installe. On la fera mourir très vite, tellement cela s'accordait avec la mort de maman. Et puis il y a Charles, le fils cadet qui devient, c'est tentant, l'auteur sous le nom duquel Charlotte va écrire presque tous ses récits pendant 10 ans. Il lui faut un homme, puisqu'une femme-auteur est difficile à concevoir : elle en fait d'abord un enfant-adolescent pervers, asexué. C'est sa façon de localiser librement sur lui le désir d'écriture, la part de folie qu'on y a tous mis, pour mieux concentrer sur Arthur, marquis de Douro, puis Duc de Zamorna, la folie du désir d'amour, et d'unifier ces deux folies, comme chez nous, dans le même famille. Mais il y manque alors la fille nécessaire pour être aimée d'Arthur, comme Charlotte veut l'être de moi, puisque c'est son problème, notre problème à tous, de savoir comment vivre avec l'inceste. Donc elle la crée, comme on faisait souvent, en l'empruntant à l'histoire réelle, mais en changeant l'élément qui importe (ici, le prénom) : ce sera Marian Hume, le fille du docteur du duc. Charlotte en fera plus tard la cousine d'Arthur, juste au moment où elle meurt, consumée de phtisie et d'amour. Une cousine au lieu d'une sœur. Parce qu'elle est trop parfaitement sœur. Au point d'être toutes les sœurs en une : Marian, Maria-Anne, de l'aînée morte à la plus jeune. Il me faut dissocier ce qui été mêlé, trancher dans ce qui a été si noué, simplifier ce que nous avons tant aimé complique. Je voudrais aussi retenir seulement ce qui te concerne, dont ton roman garde la trace. Mais c'est en un sens tout que tu retransformes, aussi bien le plus propre de Charlotte, que ce qui m'appartient, ce qui circule entre nous. Nous deux, nous trois, nous quatre, nous tous, papa, tante, maman, Maria, Elisabeth, nous tous, membres de la tribu Brontë, indissolublement. Tu te souviens a quel point notre jeu a été dominé pas une relation duelle, une double figure : moi tel que je me voulais, moi tel que Charlotte m'imaginait. Leur histoire faisait assez de bruit exacte, dans un des vos rares journaux, en 1837, au moment de la quatrième grande guerre africaine : « Northangerland dans l'île de Moncey- Zamorna à Eversham.» Northangerland. J'ai l'impression depuis toujours de n'avoir vu que lui. Je signerai encore de son nom, quand je ne pourrai presque plus écrire, des lettres et quelques poèmes. Tout prend forme, dès que je lui donne un statut social, un passé, une généalogie. Mais il est là dès le début : Rogue (la « canaille »), Alexander Rogue, l'anti-Wellington, l'anti-père, le substitut de Bonaparte, celui que tout oppose en moi à l'Alexander Sneaky, cet alter-ego sournois et méthodiste du vainqueur de Waterloo que j'ai dû choisir comme roi, puisqu'on ne peut se soustraire à la loi. Alexander Percy vicomte Ellrington, transforme et ressuscite Alexander Rogue, héros vaincu d'une guerre révolutionnaire déclanchée (avec l'appui des français et des nègres) contre l'autorité et la dictature des rois. Mais cette guerre ne s'arrête jamais. Je lui ai donné comme idée force la Vitalité, et comme but non pas tant la conquête du pouvoir que la dissolution de tout pouvoir. Il s'agit d'une sorte d'anarchie, contre l'Etat de droit, la religion et le règne des pères. Je voulais qu'avec les républicains et les colonisés, Percy mette à feu toute l'Afrique, et que la Vitalité devienne sa lumière. Mais Charlotte était bien trop forte, et papa, et vous toutes, les vivantes et les mortes, vivantes qui me criblaient d'images, mortes qui m'attiraient dans leur image. Entre Charlotte et moi, le line deviendra infernal le jour où on a décidé, elle, moi, ensemble, je ne peux plus savoir, on touche là un point où les textes ne prouvent rien et voilent des conversations dont le souvenir n'a plus aucun sens, tout a tourné quand s'est décidé le mariage de Zamorna et de Marcy Percy. Le fils du héros de Charlotte et la fille de mon héros. Une image de femme qui semble inventée pour elle, entre ces deux images d'hommes incompatibles que nous avons forgées de moi. Charlotte voudra les associer dans la paix, autour de Mary dont elle s'empare, dans un monde où le désir est fait pour jouer avec la loi, à l'infini, la détourner sans jamais la briser. Moi, je cherche à les entraîner ensemble dans la guerre, ou sinon à les opposer dans une lutte à mort. J'ai besoin de cette violence pour combattre une loi qui a été dès l'origine impossible à subir, parce que le trou noir de la tombe l'avait précédée. Quand je réinvente Percy, je le dote d'abord d'une fille vivante et d'une femme morte, aux prénoms identiques. Mary Henrietta, comme chez nous il y a Maria et Maria, la mère et la sœur mortes. Puis je lui donne une mère et un père, et deux fils. La famille Percy peut doubler la famille Wellesley- il me faut aussi une vraie famille, autre que les Sneaky, pâle réplique mortifère de celle du duc. Mais Percy fera tuer ce père, voudra faire tuer ses fils. Il lui faut rester le seul homme, impossible et unique fils-père, qui serait à la fois Wellington et Zamorna, éternellement lié à la première image où je le montre inconsolable près de la tombe de sa femme, comme je n'ai jamais cessé de pleurer maman et Maria. On peut bien le marier à Zénobia, dans la réalité de tous les jours, puisqu »il faut qu'elle existe. Mais une seule chose compte pour Percy, comme un point fixe, dans la guerre sans terme qu'il livre à la loi : le lien entre Mary morte et Mary vivante. Et la peur, constamment, que la vivante rejoigne la morte, à cause de l'amour excessif qu'elle porte à Zamorna. C'est là que Charlotte est trop forte, en m'opposant cette image de moi vouée à la séduction. Là où le désir pour Percy tend à la fixation, à une force de pure perte, il est chez Zamorna une activité forcenée. Nous avons tous en partage une image, de l'amour qui donne la mort, puisqu'il faut bien comprendre celle de maman et de nos sœurs. C'est de la maladie de l'amour interdit que les femmes meurent, elles se consument, et les hommes sont là pour pleurer cette mort, ou essayer de l'oublier en aimant d'autres femmes encore. Percy, Zamorna ! Pauvre Branwell, avec ce prénom qui lui vient de sa mère, et qui lui colle au corps, entre le deuil et la séduction effrénée. Marian meurt parce que cet amour de Douro-Zamorna pour la sœur est impossible, l'enfant qui naît ressemble trop à l'enfant de l'inceste, et mourra avec elle. Mary la remplace, à cette distance équivoque entre les Percy et les Wellesley : à la fois autres et mêmes. Mais près d'elle, Zamorna devient aussi le don Juan de l'Afrique. Séducteur actuel-virtuel de ses 22 cousines, dans une version élargie de la famille Wellesley. Et surtout apparaît l'autre femme, à la fois archaïque et perpétuelle, née de Marian mais antérieure à elle. Quatre femmes en une, c'est là tout le mystère autour duquel tourne Charlotte tissant sa toile, au fil d'hypothèses emmêlées, en donnant quatre mères au même enfant, vivante image de son père. Il sera le pur enfant de l'inceste. La première femme est Sofala, une Mauresque, autrefois mariée au jeune marquis de Douro, qui la délaisse. Beau à la naissance, l'enfant devient à la mort de sa mère un monstre, qui s'attache pour la venger aux traces de son père, tente de le tuer et meurt exécuté. La seconde est Emily Valdacella. Ainsi tu apparais directement, une des trois Emily du récit, autre femme, autre sœur, mariée à un jumeau supposé de Zamorna, inventé à propos pour suggérer sa folie amoureuse, justifier la paternité de cet enfant par trop énigmatique, et la capacité de Zamorna d'être double et multiple, à proportion des femmes qu'il captive. La troisième femme est Helen Gordon , que tout lie à cette Emily (origine, lieux, religion, etc....) Son nom sort droit de Byron, dont la liaison avec sa demi-sœur Augusta nous avait tant impressionnés. Helen est séduite, épousée, abandonnée, et meurt à la naissance de l'enfant. Elle a comme Zamorna les yeux et les cheveux d'un noir intense. Tu sais avec quelle insistance nous avons tous joué de ces qualités des corps pour suggérer des assimilations et des identités. Tout est ainsi très noir dans cette histoire. Enfin, il y a Mina Laury, « Mamma Mina, Mamama Mina » comme dit Ernest Edward, l'enfant mystérieux qu'elle élève et qu'il tient pour sa mère. Mina, la première et la dernière, le secret de sa folie de Charlotte, que j'ai tout fait pour ignorer, mais dont je me souviens. Comme Sofala, Emily ou Helen, mais de façon très réaliste, Mina devient rétrospectivement, avant Marian, le premier amour de Douro, qui ne peut l'épouser, car elle est de trop basse origine. Mais, devenue suivante de la duchesse de Wellington, puis de Marian, qui la couvrent d'attentions singulières, sœurs de lait de Douro, « mère » de l'enfant de l'inceste qui vit avec elle jusqu'à sa mort, compagne intermittente et fidèle de Zamorna qu'elle suit dans la guerre et l'exil. travers tout cela, Mina finit par occuper la place d'une gémellité monstrueuse qui se substitue à celle du frère supposé (avec une précision diabolique, Mina prétendra être née une heure après Zamorna, alors que son jumeau fictif du Sortilège était supposé l'avoir précédé d'une heure). Avec Mina, charlotte approche ce que tu toucheras avec Heathcliff. Elle a vingt et un ans quand elle essaie de dire ce que Zamorna est pour Mina, faute de pouvoir décider vraiment ce que Mina incarne pour son objet de rêve. « Mina Laury appartenait au duc de Zamorna. Elle était sans conteste sa propriété, aussi bien que le pavillon de Rivaulx ou la forêt majestueuse de Hawkcliffe, et c'est ainsi qu'elle-même se percevait. Tout ce qui la concernait tenait à des affaires liées au duc, et elle avait toujours montré une dévotion à la fois naturelle, enracinée et solennelle qui semblait lui laisser à peine la possibilité d'une pensée pour quoi que ce soit d'autre dans le monde alentour. Elle n'avait qu'une idée- Zamorna ! Zamorna ! Cela avait grandi en elle, était devenu une part de sa nature. L'absence, la froideur, un abandon total et prolongé n'y faisaient rien. Elle ne pouvant pas plus se sentir détachée de lui qu'elle ne l'était d'elle-même. Elle ne se plaignait même pas plus quand il l'oubliait que ne le fait le croyant lorsque sa Divinité semble se détourner de lui pour un temps et l'abandonner aux épreuves du malheur quotidien. Il semblait qu'elle eût pu vivre avec le souvenir de ce qu'il avait un jour été pour elle, sans en demander davantage. » Ces histoires ne sont pas les miennes. Elles m'effraient. Ce que je veux, c'est tuer la loi. Et le désir qui va avec la loi, joue avec elle et triomphe, par la force qu'il puise en elle, à ne cesser de la déjouer. Pendant des années, jour et nuit, j'ai voulu tuer Zamorna, tous ceux de la bande à Percy le voulaient avec moi. Nous avons failli réussir, pendant la grande guerre. Mais c'était impossible. Percy ne l'aurait pas voulu. Alors, au lieu de Zamorna, c'est son fils que l'ami Quamina a sacrifié, en lui enfonçant dans les yeux une barre de fer rougie à blanc. Quamina tuant le fils de Mina, lui dont Charlotte a insinué qu'il pouvait aussi être frère de lait de Zamorna, sous prétexte qu'il avait été adopté pas Wellington, Quamina qui voulait aussi épouser Mary Percy, crevant les yeux à l'enfant de l'inceste ! Décidément l'inceste est une chose noire !
Voilà d'où tu repars, toi aussi, avec tes Républicains et tes Royalistes, ta reine séductrice, ton empereur sanglant, ton « dark boy of sorrow ». Parfois, je rêve à scander un seul de tes noms, ces noms que nous aimions tant composer, charger de lumières équivoques, comme des noyaux durs en constant mouvement, je pense à la façon dont ces noms ont pu naître des nôtres, les faire dériver vers d'autres forces, qui se sont obscurcies dans tes textes perdus. Par exemple ton héroïne, Augusta Geraldine Almeda. Augustus, c'est le second prénom de Zamorna, et celui du fils de Sneaky, que Charlotte attribue une fois à Percy, quand il cherche à séduire une autre Emily, Augusta, c'est le nom d'une première femme de Percy, et celui d'une des 22 cousines de Zamorna. Gerald, c'est le prénom d'un frère cadet de Wellington, dont Zamorna séduit une des filles, Rosamund (Charlotte s'en souviendra dans Jane Eyre) ; c'est aussi le prénom un instant proposé par son père au fils de Marian, Arthur Julius Wellesley, marquis d'Almeida (Julius deviendra le prénom de ton empereur du Gondal). Quant à Almeida, c'est au Portugal le nom d'une ville et d'une bataille gagnée par Wellington. Voilà d'où sort Wuthering Heights. De nos familles. Tu les ramènes à une essence qui t'est propre. Là où dans les romans de Charlotte, on sent toujours un étrange déséquilibre entre les restes de nos familles d'origine centrées autour des Percy et des Wellesley, comme entre nos deux voix qui les ont modelées, tout est chez toi parfaitement délimité. Clos et ouvert, en expansion autour d'une vision unique. Tu te limites à deux familles, qui deviennent des idées et des champs de forces, deux versions d'une même famille ramenées à leur forme la plus simple. Tu romps presque entièrement (là encore à l'inverse de Charlotte) la filiation des noms (aussi bien par rapport à nous que par rapport aux noms qu'on reconnaît dans tes poèmes). On peut vouloir encore entendre dans « Linton » une rime affaiblie de « Wellington ». Remarquer que la pâle Mrs. Linton se prénomme une fois « Mary ». Et je m'amuse de voir que « Earnshaw » reprend peut-être un nom de lieu de l'histoire africaine, « Earnshaw Moor », que j'ai sans doute alors formé d'après le nom du vieux Grimshaw, que nous connaissions tous. Mais tout cela n'est rien. Sauf une exception, mais si forte : Catherine. Parce qu'elles sont deux, mère et fille, comme Mary Percy. Parce que Catherine était l prénom de la duchesse de Wellington, une sorte de mère pour Marian, dont Mary prend la place. Parce que les deux mères étaient pour nous des âmes sœurs. Parce que Catherine Linton meurt en accouchant, comme Helen Gordon et d'autres femmes, et que Mary Percy meurt quelques mois à peine après la naissance de sa fille. La double Catherine perpétue ainsi nos deux grandes familles, en marquant le passage des Earnshaw aux Linton. Il y a dons ces deux familles, minimes, opposées, symétriques. Wuthering Heights, Thrushcross Grange : la ferme, le château, l'orage et le calme, enfants sombres, enfants clairs. Un père et une mère, un fils et une fille : Hindley et Catherine, Edgar et Isabelle. Les frères et sœurs pourraient être simplement destinés l'un à l'autre, dans l'univers élémentaire où tu les réunis. Mais il y a Heathcliff. L'enfant noir, bohémien misérable ou "prince déguisé". Le fils en trop recueilli par le père, à qui on attribue le nom d'un enfant mort. Avec lui, tout bascule. Heathcliff et Cathy devenant inséparables. Presque une seule âme en eux corps, une sorte d'identité, physique et psychique. L'enfance à l'état brut. Le jeu à l'état pur. L'inceste à létat nu. Actuel, virtuel. Impossible, bien sûr, mais existant si fort, si immédiat et exclusivement présent (quoique revenant du passé, à travers le récit que tu en fais) qu'il devient le seul espace possible, auquel tout finit par être soumis. J'imagine que c'est moi tel que tu me veux, allant jusqu'à la fin de ma destinée d'home, en portant ton image, et faisant du monde restreint mais plein où tu m'enfermes- Haworth, la lande, la maison- l lieu que doit recouvrir cette image. Il y a dans ton récit trois hommes, dépendant de deux femmes qui meurent. Hindley de Frances; Edgar et Heathcliff de Catherine. Comme Heathcliff, Frances vient de l'extérieur. Elle est l'autre élément étranger, et son origine demeure tout aussi inconnue ("Qui elle était, où elle était née, c'est ce dont il ne nous fît jamais part"). Elle aussi meurt six mois à peine après la naissance de Hareton, de ce mal toujours lié au trop d'amour, a quelque chose d'irréel, qui consume. Comme si ce qui vient d'ailleurs servait à toucher le plus intérieur, la chose qui n'a pas de nom, dont le manque est irrecevable, ça on y perd son être. Façon d'apporhcer le trop proche. Ce qui pourrait avoir eu lieu entre Hindley et Cathy, le frère et la soeur d'origine, si ce n'était pas dénué de sens. Frances est le seul autre nom que tu empreintes peut-être à Charlotte: Frances Millicent Hume était pour Charlotte un double mystérieux de Marian, une sorte de soeur, "protégée" de Zamorna; ele s'en est souvenue pour nommer l'héroïne de son premier roman. Il y a ainsi, à Hurlevent, deux rapports excessifs. Incomparables, si ce n'est par la violence qu'ils libèrent dans "la maison infernale", et ma conviction d'avoir été voué aux deux même si le second est hors d'atteinte. D'un côté la déchéance et la "folie" de Hindley, sa faiblesse devant la perte et la mort, sa haine pour Heathcliff, qui lui renvoie l'image de ce qu'il ne pourra jamais toucher. De l'autre, il y a la force indestructible qui attache Heathcliff à Cathy. Cette force lui rend possible de vouer Cathy à la mort et de passer avec celle au-delà, comme pour respecter, par un accord plus profond que toute chose humaine, la nature du lien établi par l'enfance, qui leur interdit de ivre à deux, et de se regarder dans les yeux sans défaillir, parce qu'ils sont un. Là encore il y aura un mouvement par l'extérieur, un trou noir dans le temps. La fuite de Heathcliff, la crise et le dépérissement de Catherine, son mariage d'amour raisonnable avec Edgar, le retour de Heathcliff. Il faudra seize ans à Heathcliff pour mener à bout l'expérience et ramener Cathy à la maison. Morte mais néanmoins vivante, tant qu'il persiste à vivre. Ce qu'on a appelé le sadisme, le désir de vengeance, l'inhumanité de Heathcliff- envers Hindley, Hareton, Edgar, Isabelle, son fils Linton, et Catherine-, tout cela ne vise qu'à rendre possible la vitalité d'une image, la force positive d'un désir de mourir exprimant la vie même, le propre et le proche, ce qu'Heathcliff appelle "mon ciel". Il faut que tout lui appartienne, la terre et les êtres, et revienne à Hurlevent, dans "la vieille maison" que Cathy évoque dans son délire, peu avant sa mort. En tout cela, Heathcliff est proche de Percy, ce qu'il aurait pu être, si j'avais eu la force. La Vitalité dont il rêve pour l'Afrique est une puissance plus large, politique, sociale. Au moins elle veut l'être. Mais elle est contredite en moi, en lui, par cette fixation qui dépossède : la femme morte, le trou noir, qui arrête la vie. Alors que pour Heathcliff tout fait bloc : Cathy et le monde alentour. La morte demeure vivante, parce qu'elle a été elle-même absolument vivante; elle concentre l'énergie qui permet à Heathcliff de s'emparer du paysage, y faire monter peu à peu les traits de son visage, pour pouvoir enfin, à nouveau, le confondre avec le sien. Il faut pour cela qu'il n'y ait pas de loi qui interdise. Rien au moins qui retienne trop à l'intérieur de soi. Dans mon dernier récit, Percy dit à Maria Thurston, qu'il essaie en vain de séduire : "Nous pouvons croire au bonheur, madame, quand la loi s'endort". Mais elle ne s'endort jamais vraiment. Toutes ces années, à la fin, à la maison, passées à partager la chambre de papa. J'ai compris un jour, en réécrivant le nom : Northangerland. Northumberland. Les deux syllabes transformées : umber/anger. Nord, terre de colère. Nord méthodiste, d'Alexander Sneaky, de papa, de maman et de tante, rentré dans ce nom de Percy, son titre de noblesse ! Alors que toi, ce père, tu l'absentes, tu le fais dépérir, avec douceur, en observant sa place. C'est lui qui trouve Heathcliff, l'aime, le protège, sans que cela semble trop importer, et meurt, comme s'il s'endormait, entre les deux enfants dont l'amour grandit dans son ombre. As-tu jamais remarqué que la date à laquelle tu fais mourir le vieux Earnshaw, 1777, était la date de naissance de papa ? Après, dans ton histoire, le père disparaît peu à peu. Hindley, le père fou, Edgar, le père doux, et ce qui en demeure en Heathcliff même, on pas envers son fils, trop hors-nature, mais envers Hareton dont il devient une sorte de père. Heathcliff meurt quand il touche son ciel, que Cathy a tout envahi, quand "les figures d'hommes et de femmes les plus banales, mon propre visage, se jouent de moi en me présentant sa ressemblance". Mais c'est aussi que Catherine et Hareton sont prêts à s'aimer. Aussi durement qu'il les ait traités, Heathcliff pressent qu'une histoire recommence, dont sa vie entière, et la pureté de son expérience, ont assuré le dénouement ("il y a cinq minutes, Hareton me semblait une incarnation de ma jeunesse et non un être humain"). Hareton et Catherine sont étrangers à son ciel. Heathcliff dit bien :"celui des autres est pour moi sans valeur et sans attrait." C'est pourquoi il voudrait supprimer ses biens de la surface de la terre, pour se refermer dans la singularité de son histoire, à nulle autre semblable. Mais il aura permis sa conclusion, et son renversement. En mourant, Heathcliff délivre Hareton et Catherine. Il les abandonne, sans père, et presque sans mère: il n'y a plus là que Nelly, qui les a élevés l'un et l'autre. On aimerait dire: il les laisse sans loi. Mais il y a celle qui veille, les a fait seulement cousins, et non pas frère et soeur. Catherine a "les beaux yeux noirs des Earnshaw, mais le teint clair, les traits délicats, les cheveux dorés et bouclés des Linton". Seuls "leurs yeux sont exactement semblables : ce sont ceux de Catherine Earnshaw ". Le semblable est ce qui leur permet de s'unir, le différent d'y parvenir. Cela suppose de quitter "la maison infernale" pour La Grange. Mais ils n'y sont pas vraiment seuls. Car Heathcliff "se promène". Le paysage est hanté par l'histoire qu'il a rendue possible. Il y a des fantômes sur la lande, Heathcliff et une femme, que le petit pâtre a vus sous la pointe du rocher. Heathcliff n'a pas de nom, si ce n'est ce corps naturel que le mot désigne : roc et bruyère. Il n'a pas vraiment d'âge, de date de naissance. Ses yeux, après sa mort ne se referment pas. Il est devenu le principe incorporel qu'il a toujours été : cette force, en toi, qui t'a permis d'écrire, de vivre, et que j'étais sans l'être. Il faut, pour penser vivre à deux, avoir la force d'être seul. Et pour vivre vraiment à deux, être absolument seule, comme tu as su l'être, à un point que je conçois mal. Il y a ceux qui ne peuvent supporter les fantômes, dont l'ombre les recouvre. Et ceux qui savent les apprivoiser, parce qu"ils les aident à vivre. A la maison, il n'y avait aucune cousine à épouser. Il n'y avait que des frères et soeurs, un frère et trois soeurs. Et entre toutes toi, la soeur par excellence.
Je t'embrasse le plus tendrement du monde, sur la terre comme au ciel.
Ton frère, Patrick Branwell Brontë
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Lettre de Branwell à Emily
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