Les éditions Rivages ont publié au début de l'année un roman policier historique que j'ai beaucoup aimé (et que j'ai présenté ici :
). Ce délicieux polar rétro (je l'appelle comme ça à défaut de trouver un autre terme, car il est finalement assez inclassable dans son genre
) se passe dans le milieu de la mode dans le Paris de la Belle Epoque.
J'avais envie de mettre un coup de projecteur sur ce roman en interviewant Carole Geneix, son auteur, originaire de Normandie et qui vit actuellement à Washington. Elle a eu la gentillesse d'accepter de répondre à mes questions.
Dans cet entretien, Carole Geneix revient sur la genèse de son roman, évoque ses influences et inspirations (son admiration pour cette chère Agatha, notamment), le contexte de son roman et plein d'autres choses encore. Si je n'avais pas encore lu son roman, ses réponses m'auraient donnée envie de le découvrir. J'espère qu'il en sera de même pour vous.
Photo de l'auteur parue dans Ouest-FrancePouvez-vous nous présenter en quelques mots votre roman La Mille et deuxième nuit ? Comment le définiriez-vous ? Un polar ? Un roman historique ?La Mille et Deuxième Nuit est atypique : ni tout à fait polar, ni tout à fait historique, mélangeant réalité et fiction, avec une petite dose d’humour et d’amour ! C’est un roman qui défie les genres et que j’ai eu plaisir à écrire, justement, parce qu’il ne rentre pas vraiment dans une « case » bien définie. Je me suis inspirée du destin hors norme de Paul Poiret, père de la mode moderne ayant débarrassé les femmes du corset, pour bâtir une intrigue policière dans la veine des « whodunits » ou romans à énigme du début du siècle dernier. Celui qu’on appelait « le Roi de la Mode » organisait des soirées fastueuses où il conviait le tout-Paris. La Mille et Deuxième Nuit était un bal masqué orientaliste qu’il avait conçu pour lancer sa première ligne de parfums, une technique marketing aujourd’hui adoptée par toutes les maisons de haute couture. C’était bien sûr la scène rêvée pour un crime ! Et puis, j’aime à penser que mon roman n’est pas tout à fait ancré dans le siècle dernier, mais qu’il a des résonances actuelles. Les trois personnages principaux, deux émigrés russes ayant échappé de peu aux soubresauts de la révolution bolchévique et une jeune Française ambitieuse, sont tous des « déplacés » de la vie. Mal nés, ils aspirent à autre chose. Les thèmes de l’exil et de l’errance sont très présents dans le livre et renvoient à une réalité contemporaine. Pour la petite histoire également, la marque Poiret a refait surface cette année lors de Fashion Week. Une belle émotion pour moi qui ai passé beaucoup de temps, au travers d’archives, avec son créateur. J’ai même eu la chance d’assister en direct sur Instagram Livre au défilé de la maison ! C’était très émouvant.
Comment l'idée vous est venue d'écrire ce roman ? Quel en a été le point de départ ?À l’époque, j’écrivais un autre roman qui n’avançait pas quand une amie, auteure publiée depuis, me lança le défi suivant : écrire une nouvelle policière se déroulant au tournant du siècle dernier. Le sujet ne m’inspirait pas. Au même moment, j’allai à une exposition sur les Ballets russes et Diaghilev à la National Gallery of Art, un grand musée de Washington DC où j’habite. Poiret, ami de Diaghilev, avait collaboré avec lui sur certains costumes et c’est au détour de cette exposition que j’ai « rencontré » pour la première fois celui que j’appelle le « personnage Poiret. » Je décidai alors de prendre la fête de la Mille et deuxième nuit pour point de départ de ma nouvelle policière. Mais à la dixième page, le crime n’avait pas encore eu lieu. J’étais à la croisée des chemins : abandonner cette histoire ou la mener jusqu’au bout ? Je n’ai pas hésité longtemps et j’ai bien fait : un roman était né !
Paul Poiret, l'un des plus célèbres couturiers de la Belle Epoque incarne l'un des personnages principaux de votre roman. Etes-vous passionnée de mode et de haute couture vous-même ?Non, pas particulièrement, mais j’aime l’art en général. Poiret, à mon sens, est un artiste à part entière. Dans mon roman, j’ai essayé de recréer l’ambiance de la Belle Époque et la magnificence de son œuvre au travers d’un style sensuel et quasi cinématographique. Et plus j’ai avancé dans mes recherches, plus j’ai compris à quel point la mode est indissociable de l’histoire de la condition féminine. L’analyse de la mode nous permet de comprendre la place des femmes dans la société. Depuis ce livre je ne vois plus du tout la mode de la même façon. Je pensais autrefois qu’elle était, au mieux, un moyen d’expression, au pire quelque chose de superficiel qui faisait obstacle à l’émancipation des femmes. Je comprends à présent son importance. C’est un véritable miroir de la société, et selon le lieu et l’époque, la mode peut revêtir une dimension politique.
La Russie, l'Histoire et la culture russe occupent également une place importante dans le récit. Pouvez-vous nous dire en quoi elles vous ont influencée ? Aimez-vous la littérature russe ?J’ai eu la chance d’habiter à Moscou pendant plusieurs années, juste après la chute de l’Union Soviétique, et je garde de mon séjour un excellent souvenir malgré les conditions de vie difficiles. C’était un monde en pleine mutation, où l’ancien côtoyait le nouveau, où les ruines du communisme cédaient le pas à un capitalisme sauvage et sans états d’âme. Ce pays plein de contradictions m’a tout de suite fascinée. J’ai appris le russe, une langue que j’adore même si malheureusement je ne la parle plus vraiment. Et l’art russe, encore bien méconnu en Europe, est une merveille. Je ne suis pas une spécialiste de littérature russe mais j’ai lu quelques romans russes qui m’ont marquée. Mon préféré à ce jour : Les Âmes Mortes, de Gogol, qui montre l’absurdité, la violence et la beauté de ce pays aux dimensions d’un continent. Mais attention : dans mon livre c’est une Russie mythique que je représente, une Russie qui n’existe pas, même dans la tête des personnages. Exilés depuis 1905, ils se remémorent une Russie mythique, une Russie empreinte d’art et de folklore qui représente pour eux la quintessence de la nostalgie. Je garderai toute ma vie cette Russie-là dans mon cœur.
Quelles ont été vos influences littéraires pour La Mille et deuxième nuit ?Je crois que mes influences ont plus été artistiques que littéraires : Paul Poiret bien sûr, et puis l’esthétique du mélange des genres de Diaghilev, de la créativité sans limites, de l’ «Art total», puisque celui-ci mêlait allègrement dans ses spectacles danse, musique, théâtre, peinture, sculpture, architecture, littérature. Le cinéma, qui en était alors à ses débuts, a été le seul art auquel il ne s’est pas intéressé. Cela dit, j’ai voulu aussi faire un roman d’enquête dans la veine d’Agatha Christie, une écrivaine que j’aime toujours lire. Je me suis également inspirée des romans d’Émile Zola et de son écriture quasi cinématographique, où rien n’est laissé au hasard.
Quels sont vos auteurs / romans préférés ? Lisez-vous beaucoup de romans policiers ?J’ai beaucoup lu de romans policiers dans ma jeunesse, principalement les classiques : Agatha Christie, Gaston Leroux, Edgar Allan Poe, etc. Aujourd’hui, je lis un peu tout ce qui me passe sous la main. Habitant à l’étranger je n’ai pas de librairie francophone à proximité. La liste de mes auteurs préférés est éclectique : je pourrais citer Marcel Proust, Marguerite Duras, ou le Japonais Haruki Murakami comme mes « valeurs sûres », mais il y en a d’autres. J’aime aussi des auteures contemporaines comme Amélie Nothomb ou Delphine de Vigan. Elles n’écrivent pas de polars à proprement parler mais leurs romans flirtent souvent avec le genre. Je pense notamment à Barbe-Bleue d’Amélie Nothomb et D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan. J’ai eu aussi quelques coups de cœur, comme Joël Dicker ou encore La fille d’avant de J.P. Delaney. Tout et rien ! Quand je ne sais pas quoi lire je me replonge dans un Agatha Christie : ses romans ne me déçoivent jamais. Je crois que ce sont les seuls polars que j’aime relire.
L'illustration de la couverture nous a tapé dans l'œil. Est-ce vous qui l'avez-choisie ?La couverture est magnifique et a été conçue par les éditions Rivages à partir d’un poster d’un artiste affichiste mexicain nommé Ernesto Garcia Cabral dit « El Chango. » Le plus étonnant, c’est qu’elle représente parfaitement deux tournants du roman où dans les deux cas, une des héroïnes se retourne sur le personnage principal, Dimia. Une coïncidence étonnante. Je ne pouvais pas rêver mieux pour mon premier roman !
Avez-vous d'autres projets littéraires ?Bien sûr ! J’avais commencé un autre roman quand j’étais encore plongée dans La Mille et Deuxième Nuit. J’ai eu tout à coup l’idée d’un autre roman qui serait situé dans l’Amérique contemporaine, que je commence à connaitre puisque j’y habite depuis vingt ans. J’en ai immédiatement jeté les grandes lignes sur le papier, j’ai fait un synopsis, une liste de personnages, écrit une vingtaine de pages. Puis, plus rien. L’entreprise me semblait dantesque. Je suis revenue à La Mille et Deuxième Nuit, plus sereine. Et j’ai bien fait : je suis contente d’avoir mené cette aventure jusqu’au bout ! Le deuxième roman est atypique, et je ne sais pas encore si je vais réussir à me l’approprier. Je vais peut-être faire des détours par d’autres projets que je garde au fond de mes tiroirs… Nous verrons !
Merci encore à Carole Geneix de nous avoir accordé le privilège de cet entretien